Sommaire
Avant-propos
Dominique BERTHET
Corps à corps
Valérie ARRAULT
Les femmes et les troubles sociaux dans l’Espagne des lumières
Christine BENAVIDES
Le trouble corps
Anne-Catherine BERRY
Art et société : au risque du trouble
Dominique BERTHET
Le picaro : un fauteur de troubles ?
Cécile BERTIN-ELISABETH
Le flou peut-il créer du trouble ?
Lise BROSSARD
Le trouble du feu, le feu du trouble : Christian Jaccard le pyronaute.
Dominique CHATEAU
Mon trouble est-il le vôtre ?
Richard CONTE
Le trouble dans l’architecture expressionniste allemande
de l’entre-deux guerres
Hugues HENRI.
A la recherche du trouble perdu. Entre ataxie et ataraxie
Marc JIMENEZ
Soixante tours d’écrou. (Autour du trouble en passant
par Le Cycle de « Cheval-à-vélo »)
Jean LANCRI
Caribbean trouble ou l’archipel des spectres
Sébastien MARTIAL
Entre chien et loup
Bruno PEDURAND
Une attirance trouble pour les remontages informes
SENTIER
Présentation des auteurs
Actes n° 16
Une esthétique du trouble
Avant-propos
Dominique BERTHET
Cet ouvrage rassemble les communications prononcées lors du colloque organisé par le CEREAP (Centre d’Etudes et de Recherches en Esthétique et Arts Plastiques)[1], en décembre 2011, en Martinique[2], sur le thème « Le trouble ». Interdisciplinaire, ce colloque a donné lieu à des interventions sur l’esthétique, les arts plastiques, l’architecture, la littérature, l’histoire. Parmi les intervenants, des artistes ont également présenté leur travail et leurs réflexions sur cette notion.
Quelles relations l’art entretient-il avec le trouble ? Cette notion renvoie au moins à trois acceptions : le trouble des éléments, le trouble des émotions et le trouble social. Trois aspects qui trouvent des prolongements dans le domaine artistique au travers du brouillage, du trouble esthétique et du trouble à l’ordre public.
Pour ce qui est de la première acception, le mélange d’éléments peut, par contamination, produire quelque chose de trouble. Si le mélange physique peut être facteur de touble, il peut en aller de même pour le mélange des médiums artistiques, mais d’une toute autre façon. En art, le mélange des éléments distincts et étrangers les uns aux autres, offre des combinaisons infinies et variables. Ces combinaisons peuvent donner naissance à du nouveau et de l’inédit. Les mélanges, les assemblages, les combinaisons dans l’art moderne, puis dans l’art contemporain, ont donné lieu à des réalisations aussi diverses que déterminantes dans l’ébranlement des catégories, des repères et des règles de l’art. Ces réalisations ont contribué à repousser les frontières traditionnelles de l’art, ouvrant sur de nouveaux possibles. Or ce qui est nouveau, inédit, inconnu, est précisément susceptible de troubler le spectateur.
Certains artistes ont également recours, dans leurs œuvres, au trouble visuel. Une vue trouble est une vue perturbée, déformée, brouillée, imprécise, confuse. Le brouillage fait obstacle, il gêne la visibilité, il crée de l’incertitude, du doute, de l’ambiguïté. L’identification échappe. Il devient difficile de discerner ce qui est en face de soi. Dans le domaine artistique le brouillage n’est pas rare. Le brouillage des codes, des repères, des images, du visible, du sens, sont autant de dispositifs produisant du questionnement, de l’égarement, de l’imprécision, de l’ambiguïté.
Dans la seconde acception, le trouble des émotions se manifeste par un sentiment de désarroi. Le trouble désoriente, il fait perdre les repères. Etre troublé, c’est être touché, atteint, ému, ou encore embarrassé, perplexe. C’est être dans un état autre que son état habituel. Le trouble peut s’accompagner d’un sentiment de malaise. Il s’agit d’un bouleversement émotionnel, d’un moment d’égarement, d’un flottement, d’une perte de contrôle, d’une émotion étrange. Est troublant à la fois ce qui fascine et ce qui dérange.
Le phénomène de trouble concerne aussi l’expérience esthétique, c’est-à-dire le moment intime et privilégié au cours duquel s’opère une rencontre entre soi et par exemple une œuvre d’art. Les œuvres et les lieux ont ceci de commun qu’ils peuvent être à l’origine d’un émoi. Le trouble esthétique est une expérience individuelle, subjective, intime. Il est de l’ordre de la rencontre dans ce qu’elle a de déterminant. La rencontre et le trouble sont généralement associés à l’expérience de la première fois. L’expérience esthétique possède la densité de l’expérience vécue. Instant magique que cette expérience de la rencontre avec une œuvre, un lieu, une personne. Le trouble ne se programme ni ne s’anticipe. Il s’agit d’une rencontre imprévisible.
Enfin la troisième acception, le trouble social, évoque une agitation, un mouvement de foule s’accompagnant de faits et d’actes plus ou moins violents. Les situations de contestations, de révolte, d’insurrection, de soulèvement, d’émeute entraînent un dérèglement temporel de la société. Ces moments se caractérisent par un flottement, une désorganisation, une déstabilisation, une perturbation du système.
Certaines pratiques artistiques s’inscrivent dans l’espace social avec pour objectif d’intervenir directement dans la vie quotidienne. Ces actions sont souvent considérées comme trouble à l’ordre public faisant parfois l’objet de poursuites judiciaires. Au cours du XXe siècle les exemples ont été nombreux d’artistes et d’avant-gardes qui ont tenté d’influer, par leur art, sur le cours des choses. Aujourd’hui, sous le terme d’ « artivisme », diverses formes d’art relevant souvent de l’art de la rue, interviennent dans l’espace social et tentent de modifier le réel tel qu’il nous est imposé. Il s’agit pour ces artistes de s’immerger dans les mouvements sociaux et de créer de nouvelles formes d’actions, d’inventer des manières d’agir et de créer, le but étant de mettre en mouvement des forces capables de transformer la société. Ces actions artistiques qui envisagent l’art comme vecteur de transformation sociale passent par l’humour, le ludique, le détournement des médias, la provocation, l’action légale ou non.
Ces différents aspects jouant sur des registres différents et débouchant sur des pratiques elles aussi variées, constituent ce que nous pouvons appeler une esthétique du trouble. Cette esthétique renvoie à l’ambiguïté, à l’étrange, à l’imprévu, au surprenant, au bouleversant, au malaise. Le trouble se manifeste souvent dans les pratiques hybrides, mais pas exclusivement. Ce qui est ambigu, équivoque, incertain, peut aussi être troublant. Les œuvres troublantes déstabilisent, dérangent, secouent, déséquilibrent le regardeur. Cet art perturbe et fait vaciller les codes, il déjoue les positions morales. Il joue parfois de la dérision, de l’ironie, de l’humour voire de la provocation. Il malmène les convenances, la morale, les règles. En cela, cette esthétique relève d’une posture de résistance[3].
[1] Equipe interne du CRILLASH (Centre de Recherches Interdisciplinaires en Lettres, Langues, Arts et Sciences Humaines), Université des Antilles.
[2] A l’IUFM, aujourd’hui ESPE, de Martinique, les 3 et 4 décembre 2011.
[3] Outre ce volume, le lecteur intéressé par cette notion pourra également consulter la revue Recherches en Esthétique, organe éditorial du CEREAP, dont le n° 17 portait sur le même thème.
http://berthetdominique.wix.com/site-du-cereap#!n-17-le-trouble-/c49n