

Sommaire
Editorial : Dominique BERTHET
I – L’Insolite, une nécessité
Marc JIMENEZ, Art insolite, création insolente, entretien avec Dominique Berthet
Michel GUÉRIN, Du purgatoire à la vie moderne
Fayza BENZINA, Le Romantisme et l’insolite
Dominique CHATEAU, L’insolite dans la fiction : logique et ontologie (à propos de La Métamorphose de Kafka)
René PASSERON, D’une permanence de l’insolite
II – L’insolite dans l’architecture et la photographie
Hugues HENRI, L’insolite dans l’architecture de Coop Himmelb(l)au
Eric VALENTIN, L’architecture de Frank Owen Gehry : les métamorphoses de l’impensable
Florent PERRIER, Hors-sol insolite de Viderparis ? Rappels à l’ordre dans l’œuvre de Nicolas Moulin
Samia KASSAB-CHARFI, Transhumances insolites. Le Paris sauvage de Michel Fraile
III – L’art de l’insolite
Daniel LEUWERS, Insolente pauvreté
Bernard LAFARGUE, Du meilleur des mondes au Tout-Monde, le clin d’œil de l’insolite
Pierre JUHASZ, L’insolent insolite de la subversion : autour de « Soulèvements », une exposition de Jean-Jacques Lebel à la Maison Rouge.
Dominique BERTHET, Un fragment insolite. Le Pouce de César.
Marion HOHLFELDT, Surgissements de l’insolite. La micro-action comme agent perturbateur
IV – L’insolite des plasticiens
Christian JACCARD, Vaste océan…, entretien avec Dominique Berthet
Jean-François ROBIC, L’insolittoral. Méditation sur le naufrage de quelques objets sur les rivages
Jean-Louis LEBRUN, Bonjour l’angoisse !
SENTIER : Quand les images voilent l’insolite
V – L’insolite dans l’art de la Caraïbe
Dominique BERTHET, L’atelier, un lieu insolite
Carlo A. CÉLIUS, Hector Hyppolite, l’insolite
Nathalie HAINAUT, Les sens de la marche
Christian BRACY, L’irruption de l’insolite dans la vie quotidienne
VI – NOTES DE LECTURE
Publications récentes
n° 16 L'Insolite
EDITORIAL
Que peut-on qualifier d’insolite ? Un événement, une action, une tenue, une apparence, une manière, un aspect, un choix, une chose, un lieu, une présence peuvent être insolites. Il en va de même pour un objet, une œuvre, un lieu de vie, l’atelier d’un artiste. Le mur d’André Breton, accumulation et organisation d’objets et d’œuvres hétéroclites, provenant de cultures, de lieux et d’époques différents, était assurément quelque chose d’insolite, donnant lieu à des étonnements et des surprises renouvelés.
Insolite vient du latin insolitus, participe de solere : avoir coutume de, être habituel, et dont la négation in, désigne son caractère de rupture. L’insolite se définit donc comme ce qui n’est pas d’usage. Est insolite ce qui est contraire aux habitudes, ce qui est inaccoutumé, ce qui échappe à l’ordre des choses et qui, en conséquence, étonne, déconcerte, surprend. L’insolite est ce qui échappe au banal, à l’ordinaire, mais il se distingue aussi du spectaculaire. Ce terme possède une relation avec la notion étudiée dans le précédent numéro de Recherches en Esthétique : l’imprévisible, ou plus précisément avec l’imprévu. Mais l’insolite n’est pas comme on peut le lire dans le Vocabulaire d’esthétique, « simplement l’imprévu qui perturbe le déroulement des actes quotidiens ». C’est « l’intrusion dans l’univers banal d’une réalité située sur un plan différent »[1]. Si du point de vue de l’étymologie, l’insolite se distingue de l’étrange et du bizarre, dans les faits, il peut intégrer ces notions. L’étrange est en effet ce qui est contraire aux habitudes, aux usages, différent des apparences ordinaires. Le bizarre quant à lui, signifie étrange, inattendu, il sort lui aussi de ce qui est habituel, de ce qui est commun, avec une dimension plus appuyée, plus surprenante que l’étrange.
Il est abusif par ailleurs de considérer que l’insolite est forcément inquiétant. Certes parfois l’est-il, mais il existe aussi des domaines dans lesquels l’insolite n’a pas ce caractère comme dans l’humour, dans les histoires évoquant une situation cocasse, dans l’esthétique de la vie quotidienne où l’insolite procure alors une note de fantaisie, dans les œuvres picturales où l’insolite peut être obtenu par un effet technique, un mode de construction inhabituel ou encore la présence d’un détail incongru.
L’insolite est un écart, une différence, une prise de distance. Il se manifeste toujours sur fond de quelque chose : une norme, une convenance, une convention, une habitude, une coutume, un ordre des choses, un formatage, duquel il se démarque avantageusement. Sa manifestation rend compte d’un positionnement décalé. L’insolite se distingue par son décalage. Il se fait remarquer. Il manifeste une forme d’originalité. Il peut prendre alors différents aspects : nous l’avons dit : l’étrange et le bizarre, mais aussi l’absurde, l’incongru, le monstrueux, le loufoque, le comique, le saugrenu, le ridicule, le grotesque, etc. Il produit aussi des effets : il peut provoquer la surprise, l’étonnement, l’inattendu, l’inquiétude, le trouble. Il peut déconcerter, décontenancer, voire bouleverser. L’insolite peut être discret ou franchement provocateur, dans le second cas il cherche à déstabiliser et transgresser les certitudes, les normes, l’ordre, etc.
Toutefois, l’insolite peut aussi être ce qui se manifeste et qui frappe, mais de manière déplaisante. Telle une sorte d’erreur, une faute de goût. Quelque chose de déplacé, de mal venu. Quelque chose dont la vue est désagréable, qui parasite, gêne, heurte, choque. Une présence qui dénature par exemple un site. Pour illustrer ce cas d’espèce, j’évoquerai simplement une expérience récente. Je visitais le mois dernier au Mexique un magnifique site Maya, Uxmal, dans une végétation abondante, par chance peu fréquenté ce jour-là par les touristes. Me trouvant au sommet de La Grande Pyramide, haute de 32 mètres, qui offre une superbe vue sur l’ensemble du site et sur la forêt environnante en contrebas, forêt dense qui s’étend à perte de vue, je prenais le temps de contempler le lieu. J’étais donc sous le charme jusqu’au moment où mon regard fut attiré sur la gauche par une intrusion, une anomalie. Au cœur de la forêt dont on sait qu’elle recèle encore des trésors d’architectures noyés dans la végétation correspondant à la majeure partie du site global, se dressait seule au-dessus de la cime des arbres, une grande bâtisse rectangulaire peinte en blanc, un hôtel, avec elle aussi, une vue imprenable sur les vestiges…
Quelles relations l’art entretient-il avec l’insolite ? Les textes rassemblés dans ce volume montrent que l’insolite ne manque pas de se manifester dans les pratiques artistiques de façon souvent salutaire. On sait qu’à toutes les époques, des artistes se sont distingués en transgressant les normes esthétiques de leur temps et que ces transgressions ont permis de faire bouger les mentalités, les conceptions, les regards, les approches, les attentes. Quel serait l’intérêt d’un art qui ne chercherait pas à s’extraire de la routine de la répétition ? L’insolite n’est-il pas d’ailleurs le propre de la création, du moins des créations marquantes ? Ces textes qui s’interrogent sur la nature de l’art évoquent les différentes formes d’insolite qui s’y manifestent, montrant ainsi qu’au sein de cette notion se déclinent des degrés et des nuances. C’est cette diversité qui fait toute la richesse et l’intérêt de l’insolite.
Dominique Berthet
[1] Vocabulaire d’esthétique, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1999, p. 889.